À 51 ans, le chef d’entreprise dijonnais, originaire des Ardennes et diplômé de l’école supérieure de commerce de Reims, est devenu l’une des principales figures de la coopérative U. Dirigeant du Super U d’Arc-sur-Tille ainsi que de l’Hyper U et du Super U de Colmar, il est aujourd’hui président-directeur général de Système U Est et « patron » du commerce de l’enseigne. L’ancien président de la CPME Côte-d’Or partage son expérience récente des négociations commerciales dans un contexte inflationniste inédit, non sans cacher une certaine colère sur leur résultat.
Décideur. Première question, Benoit Willot : comment se portent vos magasins U ?
Benoit Willot. Ils vont bien ! Arc-sur-Tille tout d’abord, que j’ai racheté en 2005. À l’époque, il s’étendait sur 1 400 mètres carrés. J’ai opéré une première extension en 2006, pour le porter à 2 400 mètres carrés. Puis une seconde en 2022, ce qui fait qu’il propose aujourd’hui 3 150 mètres carrés de surface de vente. Entretemps, j’avais créé en 2011 le Super U de Sennecey-lès-Dijon, que j’ai géré pendant 10 ans avant de le revendre à mon directeur Julien Tallandier. Cette cession m’a donné les moyens d’acquérir, l’an dernier, deux magasins à Colmar, un Hyper U de 5 000 mètres carrés et un Super U de 1 600 mètres carrés. Actuellement, je suis donc à la tête de trois magasins représentant 120 millions d’euros de chiffre d’affaires et 400 salariés.
Quels sont vos projets pour ces différents magasins ?
À Colmar, nous allons entreprendre un remodeling complet des deux magasins. Arc-sur-Tille a été entièrement rénové, et agrandi, il est donc prêt à faire face aux prochains défis commerciaux. La commune d’Arc-sur-Tille souhaitait développer une zone mixte de commerces et de services pour renforcer l’attractivité de notre territoire et éviter l’évasion. C’est pourquoi, avec mes associés Vincent Martin et Raphaël Mercusot, nous avons acheté six hectares de terrain à la sortie d’Arc-sur-Tille pour créer des surfaces commerciales complémentaires de celles proposées localement (jardinerie, bricolage, restauration rapide) ainsi que des services comme un office notarial, une maison de santé, une salle de sport… Ce projet baptisé Arc Étoile sera au service de l’attractivité de la commune avec une attention particulière portée sur sa qualité environnementale et son engagement RSE. Ce projet se construit en total partenariat avec Patrick Morelière et son conseil municipal et avec le département. Nous nous félicitons de cette synergie et les remercions vivement.
Vous êtes engagé aujourd’hui au plus haut niveau dans le groupe U. Quelles sont vos prérogatives actuelles ?
Après en avoir été administrateur depuis 2009, je suis, depuis 2020, P-DG de Système U Est, qui couvre un large territoire englobant Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté et Grand Est, soit 215 magasins et 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires cumulé. Le siège de notre coopérative se trouve à Mulhouse. Cette région est desservie par cinq sites logistiques : deux à Mulhouse, un à Rumilly (Haute-Savoie), un à Saint-Just (Ain) et un à Saint-Vit. Il existe ainsi trois autres grandes régions chez U, qui sont représentées au bureau national par leurs présidents respectifs. Chacun d’eux est le patron d’une instance de tête – je suis, pour ma part, associé en charge du commerce, c’est-à-dire que je suis le patron du commerce national de l’enseigne. À ce titre, j’anime notamment le comité exécutif commercial, qui décide de la politique commerciale de notre coopérative au service de nos collègues.
Dans ce cadre, vous êtes en discussion avec les grands groupes de l’agroalimentaire et les décideurs politiques. Comment se sont passées les dernières négociations tarifaires annuelles ?
Ces négociations sur les prix des produits alimentaires se sont terminées le 1er mars. Elles ont été très difficiles, dans le contexte inflationniste que vous connaissez. Nous sommes confrontés, nous distributeurs, à une inflation inédite depuis 30 ans. En 2022 déjà, nous avons subi des hausses de tarifs importantes liées à l’envolée du coût des matières premières due à la guerre en Ukraine et à un contexte pénurique. Nous avons vécu le même phénomène durant cette période de négociations 2023 avec des demandes stratosphériques de la part des industriels : + 15,85 % en moyenne à l’ouverture des négociations ! Ces hausses ne nous ont presque jamais été justifiées par les multinationales de l’agroalimentaire, qui ont choisi l’option 3 de la loi Egalim, leur permettant de nous apporter comme simple argument une attestation de leur commissaire aux comptes attestant qu’elles en ont besoin… Du côté des PME agroalimentaires, la situation était nettement plus transparente et saine, elles respectent l’esprit de la loi Egalim en choisissant presque toujours l’option 1 de cette dernière pour justifier leurs demandes d’augmentations tarifaires lors des négociations. Nous avons donc contractualisé plus rapidement avec les PME, avec un constat éloquent : des hausses de 2 à 3 % inférieures à celles des grands groupes sur les mêmes marchés ! Alors même si nous comprenons parfaitement, pour le vivre nous-mêmes dans nos magasins, que la hausse de l’énergie et de certaines matières premières agricoles ou industrielles justifient cette inflation, nous déplorons l’attitude des géants de l’agroalimentaire, qui font preuve d’une totale opacité sur leurs coûts réels. Tout cela conduit à une inflation sur les produits alimentaires de 16,2 % depuis 2022 !
Vous avez l’air très en colère contre les groupes agroalimentaires !
Ils se moquent de nous. En 2022, le gouvernement nous a demandé de rouvrir les négociations avec les industriels en milieu d’année afin d’accepter les hausses nouvelles subies par ceux-ci après la clôture de nos négociations annuelles. Nous nous sommes exécutés. En ce moment, on assiste à la chute du cours de certaines matières premières
agricoles et industrielles, mais là, personne ne propose de baisse de tarifs ! Pourtant il existe une clause d’indexation dans nos contrats annuels nous obligeant à accepter une
variation des prix en fonction de la fluctuation des intrants agricoles ou industriels, que seulement 30 % des industriels ont signée. Ne doit-elle s’appliquer qu’en cas de hausse ? La plupart de ces géants de l’agroalimentaire affichent des résultats nets à deux chiffres avant la virgule alors que, chez nous, le résultat net se monte à 2,5 % en moyenne. Qui a donc le plus de moyens pour gommer en partie cette inflation en « rognant » sur ses marges ? Les grands groupes industriels se sentent d’une force absolue, soutenus il est vrai par le gouvernement avec, par exemple la loi Descrozaille. J’ai le sentiment que c’est le combat du pot de terre contre le pot de fer. Et ensuite, le gouvernement nous demande de faire des gestes pour nos clients, afin de préserver leur pouvoir d’achat. Nous l’avons fait chez U, sans attendre cette demande, avec nos 150 produits U et nos quatre fruits et légumes à prix coûtant par semaine. Mais quels efforts sont demandés aux industriels ?
« Dans cette négociation sur le prix des produits alimentaires, les PME sont les plus vertueuses. »
L’industrie agroalimentaire serait donc devenue toute puissante ?
Oui, elle constitue un lobby ultra-puissant, un cheval de Troie entré au plus haut sommet de l’État. J’ai une proposition : comparons nos résultats nets et nous verrons bien la répartition des valeurs dans la chaîne alimentaire. Il ne faut pas confondre nos marges et notre résultat, les marges étant destinées à couvrir nos charges qui subissent aussi de plein fouet les fortes augmentations de l’énergie, des salaires, des emballages… La nouvelle loi Descrozaille confirme d’ailleurs cette victoire de l’industrie. En effet, cette loi écrite intégralement par l’ILEC et reprise par le député Descrozaille montre à quel point leur lobby est puissant. La loi Egalim avait imposé une marge minimum de 10 % pour un ruissellement vers l’agriculture : nous étions dubitatifs au départ mais les résultats sont là ! Les revenus des agriculteurs ont progressé de 10 % en 2021 et de 16 % en 2022. C’est donc très bien alors pourquoi la remettre en partie en cause avec cette loi qui supprime l’obligation de marge minimum sur les fruits et légumes ? Cette loi encadre encore plus les négociations puisqu’elle fixe comme règle que si, au 1er mars, il n’y a pas d’accord entre industriels et distributeurs, alors les relations commerciales sont arrêtées avec un préavis raccourci. Les premières victimes seront les PME agroalimentaires, pour lesquelles cet arrêt accéléré peut être fatal. Pas les géants du secteur, capables de se passer d’une enseigne ou deux sans que cela ne remette en cause leur pérennité. Que dire de l’encadrement de la promotion à 34 % sur les produits de droguerie, hygiène et beauté, en pleine période inflationniste ? Un non-sens pour le pouvoir d’achat des Français. Le résultat prévisible de cette loi, c’est qu’elle va ajouter de l’inflation à l’inflation !
Que faudrait-il faire selon vous pour mettre fin à ces aberrations que vous dénoncez ?
Aberration, c’est bien le mot. Aberration absolue ! Nous sommes le seul pays du monde où l’État intervient aussi fortement dans les relations commerciales entre les industriels et les distributeurs. Partout ailleurs, l’industrie agroalimentaire discute avec les distributeurs sans que l’Etat n’interfère. Ici, on préfère légiférer et cela a pour conséquence de tendre les relations. Laissons l’économie s’adapter au marché librement, arrêtons cette période de négociation encadrée et laissons-la vivre toute l’année comme dans tous les autres pays afin de détendre ce modèle sclérosé et inflationniste. Il y a des lois qui ont du sens comme Egalim, qui aura permis de revaloriser le revenu agricole. Il faut réinjecter du libéralisme dans tout cela tout en continuant de protéger le monde agricole et les PME de notre secteur car notre souveraineté alimentaire est primordiale mais ce n’est pas en faisant la part belle aux géants de l’agroalimentaire que l’on y parviendra.
Mais le consommateur ne risquerait-il pas de subir les conséquences de ce libéralisme, avec une inflation sur les produits de consommation courante ?
Au contraire ! Des négociations ouvertes toute l’année permettraient de s’adapter au plus juste aux tendances du marché. Le gouvernement veut que l’on défende le pouvoir d’achat des Français et ça tombe bien car c’est notre métier, alors qu’on nous laisse le faire librement ! Nous n’avons pas attendu la demande de la ministre Olivia Grégoire pour agir en faveur du pouvoir d’achat des Français ! Notre responsabilité est également de promouvoir des produits sains, issus de filières courtes, de soutenir les filières agricoles par des partenariats engageants et d’inscrire la consommation des ménages dans une démarche RSE vertueuse et tout ça au meilleur prix. Cela dit, l’inflation est bien là. Il serait mensonger d’affirmer que nous allons vivre une déflation marquante dans les prochains temps. Mais nous ferons tout pour enrayer cette spirale.
Tout cela va-t-il rebattre les cartes dans la distribution ? Au profit du hard discount ? Au détriment des très grandes surfaces ?
Les hard discounters, qui misent tout sur le prix, continuent de gagner des parts de marché dans ce contexte, mais paradoxalement moins qu’à une époque car même eux ne parviennent pas à enrayer le phénomène inflationniste et, sur des prix bas et des gammes courtes, c’est beaucoup plus perceptible par les clients. Les hypermarchés vont mal dans les groupes intégrés (Auchan, Carrefour, Casino), mais les hypermarchés chez les indépendants se portent plutôt bien (Leclerc, U). Dans cette conjoncture difficile, nous constatons un fort arbitrage des consommateurs, qui privilégient les marques de distributeurs et les premiers prix au détriment des grandes marques, nos rayons boucherie et poissonnerie voient également leurs ventes baisser ainsi que le bio. Mais le client, dans le commerce, est le juge de paix ! Face à lui, nous pouvons mener des actions commerciales, dans la limite de notre équilibre financier, et continuer d’investir sur les hommes et les rayons métiers dans nos points de vente afin de tenter de préserver les filières en difficulté. C’est là que les choses se compliquent pour nous.
« A Arc-sur-Tille, nous allons créer, « Arc Etoile », un projet mixant commerces et services, au service des habitants et de l’attractivité de la commune. »
Parce qu’éclairer et chauffer les magasins devient de plus en plus coûteux ?
Oui bien sûr. Nos dépenses d’énergie explosent : de 280 000 euros d’électricité dans mon hyper de Colmar, je vais passer à 653 000 ; et pour le gaz, la facture va bondir de 65 000 à 160 000 euros. C’est une grande partie du résultat qui y passe ! On ne peut pas le répercuter sur les prix. Les salaires vont continuer à augmenter et c’est bien normal. Pendant ce temps, le chiffre d’affaires ne progresse pas autant que l’inflation en raison des arbitrages opérés par les clients et de nos arbitrages sur les hausses de tarifs de nos fournisseurs pas entièrement répercutées. Il faut donc passer le cap en espérant que le bon sens reprenne le dessus et que les industriels reviennent à la table des négociations.
Avez-vous des marges de manœuvre pour réduire vos coûts malgré tout, faire des économies d’énergie ?
Nous le faisons ! À Arc-sur-Tille, nous avons installé des panneaux photovoltaïques en toiture pour produire une partie de notre électricité, nous avons remplacé notre production de froid par un système plus performant qui consomme 30 % de moins, allié à l’installation de meubles frigorifiques à portes, notre éclairage est 100 % Led, nous récupérons la chaleur sur les groupes froid pour chauffer le magasin, nous n’allumons plus qu’un néon sur deux, nous éteignons les enseignes la nuit. Nous avons donc pris des mesures drastiques et mené de lourds investissements pour tenter d’amortir le choc.
Pourriez-vous imaginer de réduire la masse salariale, par exemple en automatisant les magasins ?
C’est hors de question chez nous. Au contraire, nous investissons plus que jamais sur nos métiers, malgré les difficultés de recrutement. Nous rajoutons de l’humain pour mieux accueillir, accompagner nos clients. Nous avons mis en place un drive, mais des caisses automatiques à 100 %, c’est non ! Nous voulons privilégier le lien social, nous refusons la déshumanisation dans nos métiers qui sont des métiers relationnels.